samedi 16 janvier 2016

Le couple, une PME comme les autres - Le Temps

Le couple, une PME comme les autres - Le Temps
Vie Privée
Le couple, une PME comme les autres

Les bons comptes font les bons amis, mais aussi les bons amants. Quand on vit à deux, doit-on tout partager, même son argent?

Il y a ceux qui font des comptes d’apothicaires, à grand renfort de tickets de supermarchés précieusement conservés; ceux qui composent des tableaux Excel, alignant dans de savantes colonnes les dépenses de madame et celles de monsieur; et ceux qui ne comptent pas. Qu’il soit méticuleusement calculé ou superbement ignoré, tous les couples sont soumis à l’épreuve de l’argent. En France, une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) parue en novembre dernier a ouvert la boîte de Pandore qui renferme les secrets des budgets des ménages européens. Menés par la docteure en sciences économiques Sophie Ponthieux, ces travaux ont interrogé la façon dont les couples de l’Union partagent leurs revenus, et a révélé que si la mise en commun de la totalité des salaires a cours de façon majoritaire dans la communauté européenne, elle est cependant bien loin de concerner tous les ménages. Ainsi, chez nos voisins français, presque 40% d’entre eux décident de ne pas mettre l’intégralité de leurs revenus dans le même panier.
Ce qui est à toi n’est pas forcément à moi

A l’opposé de cet exemple, l’Espagne, le Portugal, l’Italie ou la Pologne: dans ces pays profondément religieux où le taux de nuptialité est très élevé, la proportion des ménages qui mutualisent leurs ressources s’envole: près de 90% des couples adoptent ce type d’organisation budgétaire. «On peut inférer que ce pourcentage très élevé est lié à la prégnance des normes culturelles ou sociales», suppose Sophie Ponthieux.

La Suisse, elle, se situe du côté de ceux qui ont décidé de bouder la mutualisation absolue des revenus du couple, comme la France, l’Autriche ou la Finlande, où seulement 53% des ménages s’y soumettent. Chat échaudé craint l’eau froide: ceux qui se montrent réticents à l’idée de mettre en commun l’intégralité de leurs revenus seraient plutôt des personnes divorcées ou séparées. Au banc de ceux qui ne croient pas que «ce qui est à toi est aussi à moi», on trouve également de nombreux couples dont les conjoints travaillent tous les deux et dont le niveau de scolarisation est plus élevé que la moyenne: l’étude suggère «qu’ils pourraient alors accorder plus d’importance à leur indépendance mutuelle».

C’est le cas de Claire et Patrick, 24 et 39 ans. Le couple installé à Genève vit en concubinage depuis 3 ans et partage les dépenses du ménage à 50-50, en conservant toutefois une partie de leurs revenus pour un usage personnel: «J’aurais de la peine à subvenir à mes besoins avec un argent que je n’ai pas gagné, et j’aime me sentir indépendante», explique Claire. La mise en commun partielle des revenus, en permettant de faciliter les dépenses du couple sans amputer l’autonomie et le pouvoir de chacun, est le schéma d’organisation alternatif qui est très probablement en train de se développer le plus, même si l’on ne possède encore aucune donnée historique pour en attester. «Face au recul du mariage, à l’augmentation des divorces, et à la croissance des recompositions familiales, la mise en commun partielle semble le modèle le plus à même de se développer», estime Sophie Ponthieux.

Certains choisissent alors de contracter un compte commun pour sa practicité. Les banques helvètes en soulignent la fréquence d’ouverture. Chez Credit Suisse, un responsable de la clientèle privée précise: «L’ouverture d’un compte commun par des conjoints ou des concubins n’a rien d’une exception. Si les personnes retraitées y versent souvent la totalité de leurs rentes AVS, la plupart des couples actifs professionnellement les utilisent pour déposer seulement une partie de leurs salaires.» D’autres préfèrent partager les dépenses à l’amiable, et ce de manière très genrée – d’ordinaire, ce sont les hommes qui paient les factures, les femmes qui règlent les courses.
Don et contre-don

Pour Caroline Henchoz, maître d’enseignement et de recherche en sociologie à l’Université de Fribourg, la mise en commun des revenus du couple rythme son engagement. A ses balbutiements, les dépenses s’organisent selon un système de don et de contre-don: on s’offre, à tour de rôle, des loisirs, des cadeaux, des restaurants. Les vacances constituent une phase préliminaire où les jeunes couples mettent souvent pour la première fois leur argent en commun. Une mutualisation partielle advient au moment de la mise en ménage. L’arrivée des enfants la renforce encore: «Une naissance implique une augmentation des dépenses du couple et une diminution des ressources, puisque souvent, on observe que la femme réduit son temps de travail», explique l’universitaire. Or, en Suisse comme en Europe, on observe que lorsque l’un des membres du couple ne travaille pas ou moins, la mise en commun des revenus s’impose comme une nécessité. De la même manière qu’elle tend à le devenir lorsque les revenus du ménage sont très inégaux ou très faibles. Néanmoins, si beaucoup de couples affirment alors mettre l’intégralité de leurs revenus en commun, il s’agit généralement d’une vision idéalisée de la réalité: «On déniche souvent des poches d’autonomie», nuance l’universitaire. «De l’argent hérité, un compte épargne, des jetons de présence… La mise en commun totale des revenus d’un couple a rarement lieu», poursuit la sociologue.

«Quand nous avons emménagé ensemble, nous financions chacun des postes de dépenses communes. Je payais l’électricité, ma compagne l’abonnement internet, par exemple. Avec l’arrivée de nos enfants, nous avons ouvert un compte ensemble, sur lequel nous versons tous les mois la même somme», se souvient Philippe, en couple avec Alia. Une organisation rare, puisque d’après un rapport sur la situation des femmes et des hommes en Suisse édité par l’Office fédéral de la statistique en 2003, seules 4% des femmes avec enfants parviennent à assurer la moitié des dépenses du ménage. La plupart prennent en charge les frais au prorata de leur salaire, régulièrement inférieur à celui de leur conjoint.

«La mutualisation est évidemment une bonne chose, mais attention au mythe de l’égalité», avertit Caroline Henchoz. La mise en commun des revenus, qu’elle soit totale ou partielle, paritaire ou proportionnelle, ne gage pas forcément d’un couple équilibré. Les inégalités salariales et sociales placent en général le sexe faible dans une situation de grande dépendance vis-à-vis du revenu du partenaire, qui se reflète en termes de pouvoir de décision. Si les femmes tiennent les cordons de la bourse au quotidien et en ce qui concerne les enfants, ce sont aux hommes que reviennent les décisions d’emprunt ou d’achat immobilier, par exemple. Dans ces conditions, le couple semble loin de reproduire la structure plate caractéristique d’un PME: dans la trésorerie d’une cellule familiale se nichent quantité d’inégalités.

Aucun n’aime compter

L’argent structure le ménage. Il détermine des rapports de pouvoir et de dépendance dans le couple, qui fonctionne comme une unité économique, avec en son sein des échanges et une certaine répartition des ressources matérielles. Or, qu’il partage les postes de dépense à l’amiable, qu’il contracte un compte joint ou qu’il mette en commun l’intégralité de ses ressources, il apparaît que le couple exècre les chiffres. Aucun n’aime compter: la plupart du temps, ses pratiques budgétaires s’organisent de manière spontanée, sans réflexion sur les tenants et les aboutissants en cas de séparation, notamment. Parler posément d’argent au sein du ménage n’est pas chose facile. «On remarque que le couple évoque peu ce sujet. Les discussions sur l’organisation budgétaire du ménage sont rares. Si l’argent n’est pas tabou quand il faut planifier ses vacances, il le devient quand il s’agit de faire des calculs entre soi. Chiffrer ne rime pas avec conjugalité et solidarité.» Pourtant, loin d’aimer sans compter, pour que le couple ne connaisse pas la crise, mieux vaut gérer sa comptabilité comme celle d’une petite entreprise.

A lire

Sophie Ponthieux, «Partage des revenus et du pouvoir de décision dans les couples: un panorama européen», dans «France, portrait social», Insee Références, édition 2015.

Caroline Henchoz, «Indépendance financière, égalité et autonomie des femmes: une fausse promesse?», dans «Pensée plurielle», 2014/3, n° 37.

Nicole Prieur, «Petits règlements de comptes en famille», Albin Michel, 2008.

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