lundi 24 juillet 2017

MEDECINE DE FAMILLES EN AFRIQUE


Pour une médecine de famille en Algérie

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le 23.07.17 | 12h00 Réagissez
Pour une médecine de famille en Algérie

Par Mohamed Mebtoul
Sociologue, professeur à l’université d’Oran, unité de recherche en sciences sociales de la santé

La médecine de famille est un impératif face à l’absence de toute médiation socio-sanitaire crédible dans notre société. Aujourd’hui, force est d’observer que les patients et leurs proches parents multiplient dans le désarroi le plus total, les recours thérapeutiques sur la base d’informations captées d’abord dans le réseau familial et de voisinage.
En outre, les avis des professionnels de la santé ne sont pas toujours concordants, conduisant les familles à l’errance sociale et thérapeutique (Mebtoul, 2005). Le système de soins algérien fonctionne de façon trop verticale et administrée pour prétendre connaître et reconnaître le travail de santé et de coordination assuré par les familles, dans l’invisibilité et la gratuité la plus totale.
La médecine de famille implique la démocratisation du système de soins, une plus grande attention accordée à la dimension sociale et relationnelle de la maladie et des soins, au sens de prendre soin de la personne. On oublie que l’échec de la prévention est essentiellement d’ordre sociopolitique. Sa profonde dévalorisation sociale n’est pas étrangère à l’usage extensif et brutal des seuls soins curatifs, oubliant paradoxalement que les patients sont aussi des personnes.
Elles n’en pensent pas moins sur leur mal, s’appuyant sur leur savoir d’expérience mis pourtant à la marge du système de santé. Seule la médecine de famille est à même de s’inscrire dans une éthique de la discussion et de la négociation avec le patient et ses proches parents.
La prévention mise en branle par le médecin de famille ne peut être pertinente que par la construction d’un espace d’échange avec les patients, en étant à l’écoute des contraintes sociales et relationnelles multiples de la famille (Cresson, Mebtoul, 2010). Elles ont bien un effet pervers sur la gestion de la maladie et les multiples discontinuités des soins qui sont extrêmement coûteuses pour le pays. La démédicalisation de la prévention est nécessaire pour accéder à la confiance qui est centrale pour redonner du sens à un partenariat entre les familles et les professionnels de la santé.
Seule une médecine de famille peut conjuguer la prise en charge organique de la maladie avec l’écoute des plaintes des malades, en mettant au jour les trajectoires et les attentes singulières des patients.
Si la médecine s’appuie dans son exercice quotidien sur un savoir issu des sciences fondamentales (biologie, anatomie, etc.), elle est avant tout une pratique sociale qui autorise la rencontre entre deux subjectivités, celles des médecins et des patients. Rendre compte de la subjectivité du malade permet d’insister sur les tensions, le stress, la peur, l’inquiétude et les angoisses des patients et de leurs proches conduit nécessairement à véhiculer des croyances, des interdits, des non-dits, des interprétations de leur mal, selon leur histoire singulière (Augé, Herzlich, 1984).
Les malades ne viennent jamais «vierges» dans l’espace de consultation. Ils portent en eux et avec eux les problèmes de la société, qui remodèlent la médecine apprise en vase-clos à l’université. Or, le médecin de famille devra au contraire être à l’écoute de la société en reconsidérant totalement le statut actuel du médecin généraliste, formé strictement aux aspects strictement médicaux.

Du médecin généraliste au médecin de famille

Le médecin généraliste est dans une situation fragile, détenteur d’un statut en creux, bouchant parfois les trous (psychiatrie, médecine du travail, etc.), représentant des disciplines dominées dans le champ médical. Il a une place marginale et résiduelle dans le système de soins. Le médecin généraliste évoque son isolement socioprofessionnel, la répétition d’actes médicaux centrés sur le mal organique qui structure son ethos professionnel. Même s’il indique sa confrontation brutale avec la société, il est bien souvent dérouté par des cas «sociaux» complexes et diversifiés produits dans et par la société. Le médecin généraliste n’accède pas à une identité professionnelle puissante et autonome.
Il reste plutôt à l’arrière-plan, à l’ombre des spécialistes, et en conséquence en marge du monde hospitalo-universitaire (Mebtoul, 2005). Toutes nos enquêtes tentent de montrer que le médecin généraliste est loin d’être le pivot du système de soins algérien. C’est pourtant ce que ne cessent de répéter les responsables de la santé.
Dans la réalité, il est pris dans l’engrenage d’une administration sanitaire qui lui dicte «ses» injonctions, le conduisant à s’enfermer dans son espace de consultation, en assurant le rôle de médecin-technicien, au sens où il acquiert centralement le statut de prescripteur de médicaments. En outre, il ne peut rarement s’inscrire dans une continuité et un approfondissement thérapeutique avec le patient et sa famille, dans une organisation de la structure de soins bureaucratisée et fonctionnarisée, orpheline d’une réflexion collective approfondie pour permettre au médecin généraliste de s’ouvrir vers les familles, de créer cet espace de discussion qui représente un levier thérapeutique essentiel dans une optique de reconnaissance de la médecine de famille.
C’est bien toute la posture et le regard du médecin généraliste qu’il importe de transformer socialement, pour ne plus considérer les parents du malade comme de simples consommateurs de soins, mais au contraire comme des producteurs de santé. La famille est en effet détentrice de compétences et de savoirs d’expérience qu’il est important de reconnaître si on veut redonner du sens à la médecine de famille. Celle-ci peut être caractérisée essentiellement comme une médecine qui s’adapte, compose et négocie avec les membres de la famille, en privilégiant une approche compréhensive et non paternaliste.
Le médecin de famille a un rôle important d’accompagnement dans le travail d’articulation ou de coordination de la prise en charge du malade, qui est aujourd’hui assuré par la famille (se démener pour avoir un rendez-vous, opérer le suivi et le soutien du malade chronique dans les différents espaces de santé, gérer les incertitudes médicales, informer chaque médecin consulté, et ils sont parfois nombreux, sur l’état du malade, en raison de la fragilité des relations professionnelles entre confrères, etc.).
La famille n’est pas une addition de personnes. Elle est une institution sociale, initiatrice de relations sociales qu’il est important de décoder pour comprendre les conflits, les solidarités, les multiples impositions sexuées qui ont nécessairement un rapport avec la maladie de la personne. Le mal est ancré dans une trajectoire sociale très discontinue, pouvant parfois être chaotique ou normalisée, selon les situations vécues par le patient et sa famille. La médecine de famille s’impose dans la société parce qu’elle répond profondément aux attentes des proches parents du malade.

Les attentes des familles
Les familles attendent des responsables sanitaires l’instauration d’une relation de proximité sociale dans l’espace de soins et non pas uniquement géographique. Elles considèrent à juste raison qu’il est important de leur attribuer de la dignité sanitaire («guima») en référence à leurs mots pour dire les maux ressentis par l’écoute de leur corps.
Que disent, aujourd’hui les familles sur le mode de fonctionnement des structures étatiques de soins ? Elles insistent sur les aspects suivants : médiocrité de l’accueil («Ils m’ont rendu encore plus malade avec leur mauvais accueil»), absence de considération de la personne malade anonyme, a contrario des patients privilégiés reçus rapidement et d’une manière empathique et respectueuse. L’occultation de l’écoute du patient anonyme, l’absence de clarification des maux du malade, contraignant à l’errance thérapeutique et sociale, sont des aspects récurrents dans les propos des patients («Ils nous ont tués par leur silence»).
Les éléments influant sur l’opinion de la population concernant la qualité des prestations de service sont nettement focalisés sur la dimension relationnelle (prendre soin de l’Autre). Les résultats de notre enquête quantitative (2013) auprès d’un échantillon de 840 ménages indiquent que plus de 60% des patients insistent sur la médiocrité de la qualité des relations sociales dans les espaces de soins (insatisfaction de l’accueil : 24,2% ; mauvaise attitude du personnel : 23,1% ; une longue attente : 15,4% ; a contrario, l’absence d’équipements et de médicaments se situe en troisième position : 21%). Pour la population, l’espace de consultation est peu propice aujourd’hui à l’échange et aux remises en question, fonctionnant davantage à l’imposition de la norme médicale (Mebtoul, eds, 2015).
La crise des rapports sociaux dans le domaine des soins, conçus par le haut, de façon verticale et centralisée, va conduire les familles à insister sur l’incertitude, le désarroi, la défiance en l’absence d’informations sanitaires crédibles et de proximité sociale adaptées à ses attentes en l’absence du médecin de famille qui a un rôle central à jouer pour pouvoir opérer une rupture salutaire avec une médecine techniciste enfermée dans ses propres certitudes.


Références bibliographiques :
Augé M., Herzlich C., eds, 1984, Le sens du mal, Anthropologie, Histoire, sociologie de la maladie, Paris, Editions des Archives contemporaines.
Cresson G., Mebtoul M., 2010, (eds), Famille et santé, Rennes, Presses de l’EHESP
Mebtoul M., 2005, Médecins et patients en Algérie, Oran, Dar-Gharb
Mebtoul M., 2015, (eds), Les soins de proximité ; A l’écoute des patients et des professionnels de la santé, Oran, l’Harmattan-GRAS.
Skrabanek P., 1995, La fin de la médecine à visage humain, Paris, Odile Jacob.