Controverse 

L’enfer des expatriés français en Suisse: une «enquête»

La vie des expatriés français en Suisse serait un vrai enfer, selon la journaliste Marie Maurisse. Qui voit partout à l’œuvre racisme, froideur, jalousie, chasse à l’homme. Une peinture au noir singulièrement excessive où les clichés ne sont jamais loin
«Ce qui sépare les Allemands des Autrichiens, c’est qu’ils parlent la même langue»: on aura reconnu la boutade apocryphe de l’un des journalistes polémistes les plus féroces du monde germanophone, Karl Krauss. Elle rappelle cette autre boutade, apocryphe elle aussi, de George Bernard Shaw, «L’Angleterre et les Etats-Unis sont deux pays séparés par une langue commune».
C’est sur cette thèse paradoxale qu’est en somme construit un livre qui paraît ces jours aux éditions Stock et que notre consœur Marie Maurisse – elle écrit pour Le Temps et L’Hebdo, quand elle n’œuvre pas comme correspondante suisse au Monde – signe sous le titre: Bienvenue au paradis!. Sous-titre de l’ouvrage à la couverture rouge à croix blanche: «Enquête sur la vie des Français en Suisse».

Une enquête à thèse comme chez Zola

Formée à la dure école de journalistes de Lille, Marie Maurisse sait ce qu’une enquête veut dire – multiplication des témoins, variétés des points de vue, étayage statistique, plongée in media res. Elle sait aussi qu’en matière d’enquête, souvent, on ne trouve que ce que l’on a décidé de prouver.

Le parcours de l’expatrié français en Suisse? Un purgatoire sur Terre!

Qu’a-t-elle donc décidé de prouver tant au public cible des aspirants expatriés français en Suisse, qu’à celui des Suisses eux-mêmes, qui les accueilleront à bras ouverts – ou pas, c’est selon? Que la Suisse est un paradis trompeur. Que même si une partie du pays – La Suisse romande – parle la même langue, le réveil n’en sera que plus dur. Car c’est réellement un gouffre qui sépare les deux nations, que tout oppose: la philosophie de vie, l’éthique du travail, le sens des luttes sociales, les conceptions politiques, le prix des crèches, les cantines scolaires, le marché locatif, la tarification médicale, le prix d’une grippe, sans parler de celui de la tranche de jambon cuit sans couenne – bien moins cher chez Cora à Thonon-les-Bains.
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Un tombereau de poncifs et de lieux communs

Marie Maurisse embrasse large, jette ses filets dans les hauts-fonds et ramène une foultitude hybride de détails qui donnent à penser sur le quotidien des expatriés français en Suisse. Selon elle, un purgatoire sur terre fait de haine rentrée, de chasse aux «frouzes» et de lourd racisme ambiant. De cette pêche miraculeuse, trions rapidement et relançons à l’eau tous les clichés, les poncifs, les lieux communs, les marronniers qui polluent l’alerte récit: car dès qu’une moquette entre en scène chez un exilé fiscal, elle est évidemment «épaisse, étouffant les bruits des pas». Dès qu’une douane pointe ses barrières, ce ne sont que «baraquements de tôle grise». Dès qu’un pont enjambe le vide, ce sera celui des suicidés. Dès qu’une expatriée fait dans la décomplexion, c’est «perchée sur des bottes à talon, les cuisses joliment moulées dans un jean rouge». Et si l’interlocuteur est un jeune homme, il sourit et boit son spleen devant un grand verre de bière, dans un bar anonyme au sous-sol de la Hauptbahnhof, avec «ses cheveux blonds parfaitement taillés, ses yeux bleu lagune et ses fins poignets». Glissons également sur le tombereau des synonymes convenus – pays de Guillaume Tell, Helvètes, Gaulois: qu’aurions-nous fait à la place de l’auteur pour pourchasser les répétitions…

Des thèses convenues peintes très en noir

Marie Maurisse cite Jacques Chessex en exergue de son essai. L’écrivain aimait aller, à travers les graisses adipeuses du quotidien, à l’os de l’essentiel. L’essentiel du livre de Marie Maurisse tient à ceci: ce n’est pas parce qu’on partage la même langue que les ressortissants de deux pays différents partagent les mêmes valeurs. Ce n’est pas parce que les salaires d’un pays sont élevés que cela suffira à faire le bonheur des expatriés qui y vivent. Ce n’est pas parce que l’on est étranger, qui plus est intelligent, cultivé, efficace, chaleureux, compétent, que les autochtones ouvriront leurs bras… Ce n’est pas parce qu’on est Français que les Suisses vont vous adorer.

Une charge excessive

Son livre dessillera les paupières des candidats français à l’immigration en Suisse: non ils ne feront pas forcément fortune au «pays de Guillaume Tell». Il paraîtra aux Suisses quelques fois unilatéralement excessif, naviguant dans ces moments d’intenses pathos entre Émile Zola et Yann Moix. Enfin, il confirmera aux chercheurs que la théorie du bouc émissaire a encore de longs jours devant elle. Bref, comme le dit la quatrième de couverture, «L’Eldorado suisse a fait long feu et les Français en paient les frais». Cela s’appelle prendre un dernier petit cliché, pour la route.