vendredi 30 octobre 2015

QUESTIONS METHODOLOGIQUES AU COURS D'UNE ANALYSE

Pourquoi l’étude d’Oxfam sur les personnes les plus riches est à prendre avec précaution

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par
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Un sans-abri à Beyrouth, au Liban.

Soixante-deux personnes posséderaient autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit 3,5 milliards d’individus environ. La comparaison, faite par l’ONG britannique Oxfam dans son étude annuelle sur les inégalités de patrimoine dans le monde, est édifiante, et c’est là son but. Mais si le constat qu’elle dresse n’est pas contestable, comme souvent, cette spectacularisation se fait au prix de quelques imprécisions méthodologiques.

1. Des chiffres repris du Crédit Suisse et de « Forbes »

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la richesse ? Oxfam reprend en réalité l’essentiel de ses données d’une étude faite chaque année par le Crédit Suisse : le « Global wealth databook » (annuaire de la richesse mondiale). L’étude la plus sérieuse et la plus complète sur le sujet, assure l’ONG.
Pour cette étude sur la richesse, la banque recourt à des enquêtes dans plusieurs dizaines de pays. Dans d’autres, où elle ne peut la mener, elle prend une série d’indicateurs : lorsque les données sont disponibles, elle s’appuie sur des statistiques nationales sur les patrimoines et leur répartition (l’Insee les calcule pour la France, par exemple).
A défaut, pour les pays les moins avancés, elle construit d’autres valeurs, plus approximatives, en fonction des statistiques disponibles (sur les revenus notamment), voire en appliquant une même forme de structure qu’un pays voisin. Or il suffit de consulter les tableaux fournis par la banque pour constater que, dans bien des cas, les données sont jugées peu fiables. Ce qui n’empêche pas de s’en servir pour avoir des ordres de grandeur, mais limite la précision du calcul.
Le Crédit Suisse cherche aussi des données spécifiques pour les très hauts revenus, notamment le classement du magazine américain Forbes. Ce dernier publie chaque année une liste des 400 plus gros patrimoines américains. Pour ce faire, le magazine interroge ces milliardaires afin de compter leur actif net : ce qu’ils possèdent, tant en patrimoine qu’en capitaux, moins leurs dettes.

2. Une méthodologie qui limite les comparaisons

Le Crédit Suisse et Oxfam (même si l’ONG évoque également les revenus dans quelques points de l’étude) se basent sur le patrimoine, et précisément sur la notion d’actif net : ce que je possède, moins mes dettes. Cette méthodologie a un défaut : un individu ou un ménage endetté peut avoir une valeur patrimoniale… négative.
Ainsi, un étudiant américain endetté pour payer ses études, sera considéré comme plus « pauvre » qu’un salarié malien qui gagne très peu mais n’a pas d’endettement. Comme le relevait l’an dernier l’économiste Alexandre Delaigue, avec ce mode de calcul « la personne la plus pauvre du monde n’est pas un Africain affamé : c’est Jérôme Kerviel ».
Oxfam précise que cette méthode est la seule possible pour aboutir à des données fiables, et assure que l’endettement ne constitue pas un biais suffisant pour altérer les constats de son étude.
Autre question, celle d’une comparaison mondiale, qui va encore accentuer ces problèmes méthodologiques : « richesse » et « pauvreté » sont des notions éminemment subjectives, qui dépendent beaucoup de la société dans laquelle on vit : on peut « se sentir » pauvre dans un pays développé, même en sachant qu’on dispose de bien plus de richesses qu’une autre personne dans un pays moins avancé, et inversement.
Ainsi, un patrimoine supérieur à 3 200 dollars (2 942 euros) vous classe dans la moitié de la population mondiale la plus riche. A plus de 68 845 dollars (63 296 euros), on est dans la « tranche » des 10 % les plus riches du monde. Pourtant, cette somme ne permettrait, en France, que de faire un petit achat immobilier. Et avec un patrimoine supérieur à 759 927 dollars (698 680 euros), certes important, mais qui ne suffit pas, en France, à être redevable de l’Impôt sur la fortune, on entre dans le cercle des 1 % les plus aisés du monde.

3. Des évolutions qui posent question

Autre souci méthodologique : quelle pertinence accorder à l’évolution des indicateurs utilisés ? On l’a vu, l’étude de la Banque Suisse qu’utilise Oxfam s’appuie sur des statistiques, qui ne sont pas mises à jour chaque année dans chaque pays, et donc sur une certaine disparité dans les données.
Pour les cas où elle ne dispose pas de données à jour, la banque « prolonge la courbe » formée par les années précédentes pour projeter une tendance actualisée. Oxfam estime que l’étude de Crédit Suisse est suffisemment
La question se pose particulièrement concernant l’évolution de ces indicateurs : s’il est aisé de mesurer l’évolution des quelques centaines d’individus les plus riches, la mesure de la moitié la plus pauvre de l’humanité est par essence une indication peu précise, qui dépend grandement des données collectées. Or celles-ci le sont très inégalement selon les pays, avec des enquêtes qui peuvent dater d’une ou plusieurs années, voire des calculs pour simuler une donnée lorsqu’elle est manquante. L’évolution notée dans le rapport peut donc être questionnée.
Boutiques de luxe rue Edouard-Herriot, à Lyon. JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

4. Le cas des 1 % et des milliardaires

Venons-en au fameux calcul des 1 % les plus riches : Oxfam en livre deux :
  • les 1 % les plus riches posséderaient autant que les 99 % restants,
  • le patrimoine des 62 milliardaires les plus riches serait équivalent à celui de la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Il faut aller chercher une note en fin de document pour comprendre la méthodologie, qui repose sur celle du Crédit Suisse : ce dernier a commencé par reconstituer des niveaux de richesse (en fonction de divers indicateurs et en fonction de ce que les pays eux-mêmes fournissent).
La banque a ensuite agrégé ces valeurs pour obtenir une distribution globale des revenus patrimoniaux, qu’elle a divisés en « tranches » d’égale population. Les voici, ici avec une échelle logarithmique pour pouvoir lire les valeurs.
"Déciles" d'actifs au niveau mondial
Chaque "tranche" représente 10% de la population, sauf C5 et C1 (les 5% et 1% les plus riches). Lire (pour D2) : "Les 20% les plus pauvres ont un patrimoine inférieur à 132 dollars"). L"échelle est ici semi-logarithmique pour mieux visualiser les valeurs
10 100 1000 10000 100000 1000000 10000000 D1D2D3D4D5D6D7D8D9D10C5C1
Source : Crédit Suisse
Et ici avec une échelle linéaire, qui montre bien la progression exponentielle, et donc les écarts et la concentration des revenus.
"Déciles" d'actifs au niveau mondial
Chaque "tranche" représente 10% de la population, sauf C5 et C1 (les 5% et 1% les plus riches). Lire (pour D2) : "Les 20% les plus pauvres ont un patrimoine inférieur à 132 dollars"). L"échelle est ici semi-logarithmique pour mieux visualiser les valeurs
0 100000 200000 300000 400000 500000 600000 700000 800000 D1D2D3D4D5D6D7D8D9D10C5C1
Source : Crédit Suisse
Ces déciles et centiles permettent de mieux voir comment on s’y prend pour trouver des « parts de richesse » mondiale par catégorie. Le Crédit Suisse précise ces ratios : les 10 % les plus riches possèdent selon ces calculs 87,65 % des actifs mondiaux. Et les 1 % les plus riches 50,01 %, soit plus de la moitié. Rappelons qu’on parle ici de patrimoine net (dettes déduites), et non de revenus.
Restent les milliardaires. Ici, Oxfam a procédé différemment, en calculant combien d’actifs « possédait » au total la moitié de l’humanité la plus pauvre. Au global, conclut le Crédit Suisse, 0,7 % de la population mondiale possède plus d’un million de dollars d’actif net, soit 45,2 % de la richesse mondiale.
Il suffit donc ensuite de prendre la liste de Forbes des milliardaires les plus riches et d’additionner les valeurs jusqu’à avoir un nombre de milliardaires qui représente un patrimoine équivalent pour pouvoir donner une comparaison plus spectaculaire.

5. Une réalité globale qui reste exacte, mais se nuance

Ces limites n’obèrent pas les conclusions d’Oxfam, qui restent justes : on compte une concentration de richesses aux mains d’une part réduite de la population, ce qui pose nombre de questions, notamment celle de l’évasion fiscale. Mais ces conclusions peuvent être quelque peu nuancées :
  • le patrimoine est un élément pour mesurer les inégalités, il n’est pas le seul. Le revenu est un indicateur sans doute plus représentatif d’une réalité. Oxfam, qui milite par ailleurs contre l’évasion fiscale, fait un choix conscient en prenant cet indicateur plutôt qu’un autre,
  • on mesure ici des inégalités entre individus et non entre Etats. Or ces inégalités ont surtout un sens au sein d’un même pays. Nombre d’études montrent que les inégalités progressent dans nombre de pays, ce d’autant que ces pays connaissent une croissance forte (c’est le cas de l’Inde ou de la Chine, par exemple),
  • l’inégalité n’empêche pas la progression globale des niveaux de vie. Or ceux-ci tendent à s’améliorer, comme le montre l’évolution de l’Indicateur de développement humain (IDH), qui agrège des indicateurs comme l’accès à l’éducation, à la santé, etc. Si on mesure l’inégalité en la pondérant par le nombre d’habitants de chaque pays, elle tend à se réduire dans le monde, au sens où de plus en plus d’humains connaissent de meilleures conditions de vie.



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