mardi 21 juin 2011

A quand une révolution africaine?

 mardi21 juin 2011
opinions : Christine von Garnier
Les pays émergents sont-ils les sauveurs de l’Afrique? En réalité, les sociétés subsahariennes seront toujours perdantes tant qu’elles n’auront pas fait leur révolution intérieure. Le commerce peut bien prospérer, il ne profite pour l’heure qu’à des dirigeants africains pour qui la redistribution est un concept étranger. Par Christine von Garnier

Le récent article «L’Afrique brise ses chaînes grâce aux pays émergents» (LT du 7 juin 2011) appelle un complément d’analyse pour mieux saisir la réalité complexe du continent africain. Certes, la part grandissante des échanges commerciaux et des investissements des pays émergents constitue un potentiel prometteur pour l’Afrique au sud du Sahara qui comptera bientôt un milliard d’habitants. Chine, Inde, Corée du Sud, Turquie, Brésil ont ainsi permis au commerce africain de doubler en dix ans et de devenir égal à celui de l’UE.
Sans doute ces pays qui émergent du sous-développement comprennent-ils mieux les réalités africaines et ne s’embarrassent pas de présupposés philosophiques: droits de l’homme, bien commun et gouvernance responsable. Le sésame des relations s’ouvre sur le principe du «win-win». Mais la réalité sociologique profonde de l’Afrique ne s’appréhende pas seulement en termes de croissance et de statistiques du PIB, bien qu’un chiffre fasse frémir: en 2009, les dirigeants africains ont cédé 60 millions d’hectares de terres (la superficie de la France), contre 4 millions par an les années précédentes. Et cela dans des pays où les paysans représentent 70% de la population, dont certains ne mangent pas à leur faim et reçoivent l’aide alimentaire internationale! Les fonds spéculatifs des banques et les caisses de pension, en achetant ou louant des terres, sont les principaux responsables de la volatilité de la production et des prix agricoles. De ce fait, plus la mondialisation économique et financière progresse à grands pas de lion et petits pas de chacal, plus les sociétés africaines se sentent menacées et frustrées.
«Les pays africains doivent effectuer leur révolution de 1789», a expliqué le Sénégalais Emmanuel Ndione lors d’un colloque à l’Université de Fribourg. Secrétaire exécutif de l’ONG ENDA graf, c’est un homme de terrain depuis trente ans. «En Afrique, l’identité individuelle, une personne égale un citoyen, ne se conçoit pas sans une appartenance collective sur la base de laquelle fonctionne la société: clan, tribu, communautés d’intérêts, éventuellement parti politique souvent à base ethnique. L’Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, n’a pas atteint le niveau d’éducation, les mêmes services publics, ni les mêmes ressources matérielles (infrastructures, transports, communication) que dans les pays arabes d’Afrique du Nord. En plus, l’armée est souvent loyale au gouvernement.» Emmanuel Ndione se dit allergique au concept de sociétés civiles, comme dans les pays arabes; il préfère parler de sociétés «inciviles», parce qu’elles n’existent pas en référence à l’Etat. Selon lui, il faut un débat sur les fondements philosophiques de l’Etat mal compris par la majorité des gens: l’Etat, la nation, le bien commun, et redéfinir les règles du jeu contre les institutions soumises aux manipulateurs, aux prédateurs, aux corrompus. Les problèmes de nombreux pays africains ne sont pas techniques, ni économiques, c’est d’abord celui de sociétés qui ne se reconnaissent pas dans l’Etat qui ne se soucie guère de ses «citoyens» de seconde catégorie. Ils sont juste bons à avaliser des systèmes électoraux au nom du «patriotisme» et d’une démocratie de façade.
Depuis les indépendances de la majorité des pays il y a cinquante ans, l’Etat ne s’est pas organisé autour de la notion de citoyenneté et du bien commun, mais sur la base des ressources naturelles et d’une économie de rente. Pendant des décennies, cette rente a permis de tenir unie la nation héritée du colonialisme. Même s’il y a eu huit conférences nationales dans les pays francophones pour tourner enfin la page coloniale, elles ont été vite récupérées par les classes dirigeantes qui ont fait semblant d’accepter plus de démocratie. Partout, les revenus se sont taris pour diverses raisons, notamment à cause de la concurrence effrénée due à la mondialisation économique et à la crise provoquant le chômage. Le vrai problème, c’est ce décalage entre l’Etat et la société, c’est un conflit intra-étatique. L’élite, les riches sont devenus un peu partout les nouveaux colonisateurs de leur propre pays, utilisant les mêmes méthodes que leurs prédécesseurs coloniaux.
Dans ce sens, le système est faussé par les pays émergents et européens qui commercent avec eux, aggravant la situation interne. D’où la nécessité de révolutions comme dans les pays arabes. Pour exemple, le Burkina Faso a choisi de subventionner l’im­portation de brisure de riz thaïlandais pendant trois mois, au lieu de subventionner le riz local et cela sans consulter les paysans qui se sont révoltés et ont été emprisonnés. Du jamais vu. Il est plus important pour le président Blaise Compaoré, comme pour d’autres présidents «à vie», de nourrir les villes, en vue de futures élections. Et il y a d’autres exemples. Que dire des mouvements de libération des pays d’Afrique australe: Mozambique, Angola, Zimbabwe, Namibie, Afrique du Sud? Ils sont encore au pouvoir après vingt ans, malgré plusieurs élections… La même tendance est apparue au Kenya, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Soudan, en Ouganda, en Guinée, à Madagascar, etc. Le pouvoir des chefs, d’origine «divine», est à vie. On en jouit, mais on ne sert pas le pays. Très peu de gens dans les classes politiques sont capables d’admettre qu’ils sont au service de l’Etat et non l’inverse, comme le pensaient aussi les classes privilégiées d’avant 1789.
Ainsi, devant l’aggravation de la pauvreté et la menace du spectre de la faim, un bouillonnement social émerge partout, des foyers de contestations éclatent et les conflits sont nombreux. Les répressions sont graves. Une des solutions, selon Emmanuel Ndione, est de travailler sans relâche à construire le dialogue entre l’Etat et les sociétés «inciviles», ce qui devrait être le but principal de toute coopération au développement; renforcer les communautés locales et les liens entre elles: paysans, artisans, pêcheurs, associations féminines, scolaires, sportives, religieuses, médias, qui sont trop souvent doublées par des ONG d’un Etat diabolique. Pour Kanyana Mutombo, un Zaïrois qui habite la Suisse depuis plus de vingt ans et a honte de la manière dont les dirigeants africains gouvernent leurs pays, la recherche des valeurs et de l’identité africaines, effacées par cent ans de colonisation, serait le premier pas vers une réconciliation intérieure de l’homme africain et la libération de ses dynamismes internes

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